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CARNET DE BORD

Le Carnet de Bord consigne l’évolution de la recherche autour du cycle.
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Dernière mise à jour : 2 févr. 2022

« [...] jusqu'à ce qu'enfin, en ce moment où, la tension étant à son comble, on négociait la paix à Versailles, il fasse aussi la paix avec lui-même, et guérissant lentement d'une maladie rapportée du champ de bataille, il fixe définitivement en lui la « Naissance de la tragédie à partir de l'esprit de la musique ». – À partir de la musique ? Musique et tragédie ? Les Grecs et la musique de la tragédie ? Les Grecs et l’œuvre d'art du pessimisme ? L'espèce d'hommes jusqu'à présent la plus réussie, la plus belle, la plus enviée, exerçant le plus de séduction au profit de la vie, les Grecs – comment ? ce sont justement eux qui eurent besoin de la tragédie ? Plus encore – de l'art ? Pour quoi faire – l'art grec ?... »

Et une note de bas de page :


« Wozu : « pour quoi faire ? », parfois avec la nuance négative, voire nihiliste, d' « à quoi bon ? ». »(1)



L'expression « à quoi bon » n'est pas si souvent employée. Elle est commune, oui, mais elle présente une saveur particulière qu'il est entendu de proposer à bon escient. Disons qu'elle parsème certains de nos récits, et pour cause, elle semble remettre en question l'ensemble de ce à quoi elle fait référence.

Ici, « à quoi bon » n'est pas mentionné dans le texte. C'est un choix du traducteur de lui avoir préféré « pour quoi faire » pour laisser transparaître « wozu ». C’est aussi un choix de mentionner le mot original et sa potentielle nuance négative, non sélectionnée par la suite, mais qui révèle pourtant bien une sensibilité du traducteur envers l’écrit original et celle de Nietzsche envers le nihilisme. Effectivement, d’autres traductions ne relèvent pas le mot allemand et proposent un « et pourquoi »(2) ou un encore un « pour quoi »(3) qui, évoquant la cause ou le but, ne se teintent pas d’émotion.


Pourtant, c'est bien « à quoi bon » plus que « pour quoi faire » qui a attiré mon attention : il y a comme un air de défaite dans la résonance des mots. Un soupir, une lassitude, une incompréhension, peut-être même une pointe de tristesse accompagnent cette expression, or cela ne semble pas correspondre à ce que Nietzsche ressent à l'égard de la place de la tragédie dans le monde hellénistique – c'est certainement pour cette raison que « pour quoi faire » se trouve dans le texte. Civilisation placée sur un piédestal aux yeux de beaucoup, en quoi aurait-elle eu besoin, elle si aboutie, d'un art qui met en exergue le plus sombre de l'être humain ? Il élargit ensuite son questionnement pour convoquer l'intérêt de l'art pour une telle civilisation, son utilité à une structuration politique, économique et sociale si solide. Ici, Nietzsche interroge le paradoxe plus qu'il ne souligne une vaine proposition.

Pourtant, le fait même d'écrire un ouvrage, La Naissance de la tragédie, défendant la thèse d'une forme artistique qui est la symbiose des pulsions opposées apolliniennes et dionysiaques, semble déjà orienter la réponse à la question qu'il ne pose finalement que de manière rhétorique : la tragédie a bien une raison, une origine, celle-ci est explicitée dans l'ouvrage et sa valeur pour la société antique est telle qu’on lui dédie un livre.


Cependant, ce n'est pas la thèse nietzschéenne qui nous intéresse ici mais plutôt le cheminement de pensée de l'auteur, qui aboutit à un questionnement existentiel sur l'art.

Ce qui interpelle, c'est la tension entre deux opposés qui résulte en une question sans réponse : pour quoi ? La friction entre un type de société et un domaine artistique devient un questionnement ouvert sur la place de l'art au sein de la vie et de la dynamique d'un peuple. Surgit alors, pour nous, ce saut dans le temps pour rejoindre notre époque, chaotique, malmenée et nous malmenant, où, à ce moment précis de ma lecture, le pays était enfermé derrière les quatre murs de son domicile et l'art, précisément, n'était physiquement arrêté que pour s'engouffrer par tous les moyens possibles dans notre vie quotidienne au ralenti.


Que dire alors ? Que c'est l'apparente friction de la musique tragique au cœur de la cité grecque qui a résonné pour Nietzsche et l'a amené à rédiger un ouvrage sur la raison et la nécessité de cette friction, et que, d’une façon assez similaire, c’est la résistance, soulignée par les temps actuels, de l'art au sein de la société, qui m'amène à prendre conscience de cette question : pour quoi faire ? Sans escompter y trouver une réponse unique, j’espère explorer ses méandres au moyen de mes propres médiums.

Parce que la danse est éphémère, je souhaite lui donner corps le temps d'une représentation.

Parce que nos combats ne semblent pas aboutir, je veux valoriser leur existence même.

Peut-être parce que, quand on se pose la question de l'à quoi bon, nous ne sommes pas encore tout à fait prêts à laisser tomber.


Claire



(1) Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie précédé de l'Essai d'autocritique, traduit de l'allemand par Patrick Wotling, Paris, Le Livre de Poche, Collection Classiques de la philosophie, 2013, pp. 50-51.

(2) Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie précédé de l'Essai d'autocritique, traduit de l'allemand par Jean Marnold et Jacques Morland, édition électronique Les Échos du Maquis, 2011, p. 4.

(3) Friedrich Nietzsche, La Naissance de la tragédie précédé de l'Essai d'autocritique, traduit de l'allemand par Céline Denat, Paris, GF Flammarion, 2015, p. 82.

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